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Jacques Le Marois, le Géo Trouvetout de la généalogie

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Les maîtres mots de Jacques Le Marois : gratuité, collaboratif, participatif.
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Jean-Louis Beaucarnot

Il est 10 h 10. Il fait frisquet, ce matin de décembre, et alors que je sors du métro et lis sept degrés à l’enseigne d’une pharmacie voisine des bureaux de Geneanet, je suis hélé par un cycliste. Un cycliste casqué, cagoulé et lunetté, que je ne reconnais pas sur l’instant, mais qui est en fait celui avec qui j’ai rendez-vous et qui tous les jours, en toutes saisons, parcourt en cinquante minutes, matin et soir sur son vélo électrique, les dix-huit kilomètres séparant Paris du Vésinet – où il habite, en banlieue ouest. Il descend, me serre la main, et tout en attachant son engin à grand renfort de cadenas sophistiqués, me demande : « Alors, toujours envie de parler de moi ? C’est vraiment utile ? ». Et comme je réponds affirmativement, il enclenche une dernière clé et me dit, résigné : « Bon, alors, allons-y ! ». Une minute après, en jean et pull-over, il m’offre une tasse de thé chaud, s’assied en face de moi et je lui pose ma première question, toute simple : où et quand est-il né ?

«  À Reims, en 1968.

 Mais encore ?

 En août 68 ». Et après une hésitation : « Le 8-08-1968 ; enfin non, le 4. Oui le 4-08-1968. Comme la célèbre nuit du 4 août.

 Pendant la nuit ?

 Je ne sais pas… Bon, de quoi on parle ? ».

Cet homme né à Reims le 4 août 1968 se nomme Jacques Le Marois. Vous l’avez compris, c’est un homme discret. Très discret. Vous vous en doutez : pour être présenté dans nos colonnes, il est généalogiste. Mais le reste va vous surprendre : cet homme de l’ombre, dont on ne parle jamais, a fait faire des pas de géant à la généalogie, pour être ni plus ni moins le « père » de Geneanet.

Quatrième d’une famille de cinq enfants, qui s’est rapidement retrouvée dans le Nord à Marcq-en-Barœul, où Jacques a fait sa scolarité – avec un break de deux années de pensionnat dans le Vercors pour raisons de santé… et le plaisir de skier en pleine nature. La nature avec sa flore et surtout sa faune. La petite faune. Car si les Le Marois vivent entourés de poules, de lapins et d’autres animaux, leur troisième fils s’intéresse aux escargots, aux grenouilles et aux insectes. Enfin non, il ne s’intéresse pas, car il ne donne jamais dans la demi-mesure ; il se passionne et se projette déjà dans la vie d’adulte, se voyant devenir entomologue – spécialiste des insectes – ou herpétologue – spécialiste des amphibiens. Le voilà bientôt membre de la Société française d’herpétologie, et cet élève jusqu’alors moyen va « décoller » en première et terminale, lorsque la biologie arrive au programme.

Des camemberts généalogiques

Il décroche un bac D à dix-huit ans, malgré un redoublement, imputable à une autre passion : l’informatique et l’ordinateur. Un mythique Oric Atmos que Jacques est allé acheter dès sa sortie à Paris avec son argent de poche, et qu’il a des mois durant « bidouillé » jour et nuit, pour recopier des cassettes de programmes de jeux échangées avec ses copains. Cette passion l’a rendu myope et lui a valu de redoubler une classe. Mais on a compris que la modération est une notion qui lui est étrangère.

Et la vie de continuer, avec une classe prépa bio pour intégrer Normale sup’, où il choisit la biologie tout en fréquentant des pros de l’informatique. Après huit mois de travail en laboratoire (INRA) et un DEA (sur « les protéines de transfert de lipide de l’albumen du noyer »), il suit avec passion l’arrivée d’Internet et décide de prendre une année sabbatique, qu’il passe au département marketing de L’Oréal pour découvrir le monde de l’entreprise.

Le virage principal est pris en 1995. Cette année-là, diplômes en poche, il se marie et intègre un grand cabinet de conseil en organisation. Une décision apparemment raisonnable. Mais qui l’est sans doute trop, car il démissionne au bout de deux ans pour se consacrer à son autre grande passion : la généalogie. Nous y voilà ! Jacques Le Marois a 29 ans, n’a pas encore d’enfants – il en aura deux, un garçon et une fille, en 2004 et 2006 – mais vient de concevoir Geneanet.

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Au départ, GeneaNet était une simple liste de patronymes.
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Capture Geneanet

Depuis quand, la généalogie ? « En fait, peu avant ma naissance, mes parents avaient fait des camemberts… généalogiques. Des roues d’ascendances. Aussi bien côté paternel (Le Marois, famille de la Manche qui avait grimpé d’un bond l’échelle sociale sous l’Empire, avec un aide de camp de Napoléon I) que maternel (du Cauzé de Nazelle, famille noble du Condomois). Une fois établi à Paris comme étudiant, j’ai repris tout ça avec l’idée de compléter. Et je me suis pris au jeu, pour découvrir des ancêtres dans 68 départements, quelques-uns prestigieux ou inattendus, et parvenir aujourd’hui à connaître 509 de mes 512 ancêtres de la dixième génération ». Une autre passion évidemment tout aussi dévorante que les précédentes, qui le conduit à d’intenses et fructueux échanges avec d’autres mordus. Ses journées étant peu chargées en cours, il les partage entre le Caran – où il travaille le matin, jusqu’à épuisement de son quota quotidien – et la Bibliothèque Mazarine, avec là aussi des quotas journaliers pour, lorsqu’il les a atteints, filer à la Bibliothèque généalogique de la rue Turbigo, avant d’aller terminer sa journée à celle du Centre Beaubourg ouverte jusqu’à 22 heures. À cela, il ajoute bientôt la Bibliothèque nationale, et se voit associé à une thèse de prosopographie des contrôleurs des rentes de l’Hôtel-de-Ville de Paris au XVIIe siècle, tout en ne cessant d’approfondir ses recherches sur ses ancêtres parisiens d’Ancien Régime – ancêtres particulièrement difficiles à pister du fait des lacunes archivistiques bien connues.

Logiciels open source

Il va très vite conjuguer cette passion pour la généalogie à celle qu’il porte à l’informatique et à Internet, et tout particulièrement aux logiciels en open source. Pour lui, généalogie et Internet sont faits l’un pour l’autre, et ses maîtres mots sont gratuité, collaboratif, participatif. C’est ainsi qu’il a imaginé le concept de Geneanet : une base de données mutualisée, disponible gratuitement en ligne, avec au départ une simple « liste des patronymes français » (LPF) qu’un étudiant en informatique, Jérôme Abela, l’a aidé à perfectionner. La base se contente de créer un méga index « noms et lieux » des fichiers Gedcom et renvoit à des sites personnels externes, avant de carrément les héberger, pour les proposer en accès direct. Base interrogeable par un moteur de recherche spécifique, qui continue à faire toute sa force, et qui est alors conçu par son ami Julien Cassaigne.

Car Jacques Le Marois est à tous les plans un homme de réseaux. Avec d’autres généanautes comme Philippe Ramona, il participe à la même époque à la création de GeneaBank (en 1997). Il sait s’entourer et déléguer. En 1999, il créera une société pour développer Geneanet, qu’il va doter d’un directeur pour s’investir ailleurs, étant entre temps devenu éditeur de Mandrake, une version à lui du système d’exploitation libre Linux, avec une boîte de 150 salariés qu’il va diriger jusqu’en 2006, après l’avoir introduite en bourse en 2001 et levé 50 millions d’euros. Président salarié de Geneanet, il partage aujourd’hui sa vie entre Geneanet, le projet « Familles parisiennes » qu’il a lui-même amorcé en photographiant aux Archives nationales plusieurs heures par jour et durant plus d’un an (voir encadré), et plusieurs autres projets, dont une table nationale des mariages du XIXe.

Familles parisiennes

Pour avoir des ancêtres à Paris, Jacques Le Marois a rapidement découvert la grande carence des archives de la capitale, privée de son état civil antérieur à 1860, dont les deux exemplaires sont partis en fumée lors des incendies allumés par les Communards en mai 1871. Peu à peu, il a appris la richesse des sources de remplacement, à commencer par les fonds notariés conservés au Minutier central des notaires de Paris, aux Archives nationales, apprenant notamment à ricocher d’un inventaire après décès à un contrat de mariage. S’y plongeant, il déploré le manque d’outils de travail permettant de repérer les actes, et a décidé, seul, de travailler à combler cette lacune.

Dès 2006, alors qu’il venait de quitter Mandrake, il s’est rendu chaque semaine au Caran (Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales) où, muni d’un simple appareil photo, il a photographié à tour de bras. 300 à 400 photos à chaque passage, qu’il stockait en vue de les mettre en ligne. D’abord celles des registres de clôture d’inventaires après décès, une belle série allant de 1675 à 1791. Et puis, il en a parlé. Autour de lui. Sur les forums… Et a été rejoint par des volontaires. D’abord pour photographier et numériser, puis pour indexer : Jean-Paul Picy, Nicole Chantelou, Gisèle Clément, Annie Gaillandre, Bertrand Garnier… Ils sont aujourd’hui une dizaine de bénévoles qui numérisent sur place à tour de rôle, aux côtés de quelque 150 qui indexent à distance chez eux, chacun choisissant sa source ou sa période. Des clôtures d’inventaires, actuellement dépouillées à 80 %, la troupe est passée aux tutelles (de 1584 à 1791, numérisées à 75 % et partiellement indexées), pour s’attaquer ensuite aux dispenses de consanguinité (de l’évêché de Paris, de 1729 à 1789), aux minutes et répertoires des notaires (dont 100 % des liasses d’inventaires après décès, du début du XVIIe siècle, l’intégralité de l’année 1643 et bientôt de 1730), puis aux épaves de registres paroissiaux, aux notes d’érudits… Le tout, donnant aujourd’hui 1,8 million de pages photographiées et près de 600 000 individus indexés, est consultable sur le site du projet et sur Geneawiki. Avec bien sûr un lien permettant de participer et d’apporter sa pierre à l’édifice, en photographiant, en indexant ou encore – une nouveauté – en alimentant un méga arbre généalogique collaboratif intégrant notamment les généalogies de Voltaire, Molière et Charles Perrault.

Familles parisiennes : un superbe projet, qui a déjà profondément changé la donne des recherches généalogiques à Paris avant la Révolution et devrait, à moyen terme, faire souhaiter à tout chercheur d’y avoir des ancêtres, alors qu’aujourd’hui cette perspective lui fait plutôt faire la grimace !

www.famillesparisiennes.org

« Oh ! Désolé ! Je n’avais pas vu l’heure ; on continuera plus tard ; j’ai un rendez-vous ». Et le Géo Trouvetout de la généalogie se lève et quitte la petite salle de réunion où nous venons de passer plus de trois heures à évoquer ce parcours multiple et époustouflant, que je me demande déjà comment résumer, quand arrivent trois salariés de Geneanet, qui s’assoient et se préparent à jouer aux cartes durant leur pause-déjeuner. Retour de Jacques Le Marois, alors que je range mes notes. « Tu connais le jeu de l’ascenseur ? C’est comme ça qu’on appelle le whist français. Un jeu génial ». Il s’assied et distribue les cartes. « Allez merci et à bientôt. Oui, c’est vrai. J’ai une autre passion : le whist. Et là, c’est l’heure de notre partie quotidienne.

 Vous jouez quoi ?

 Comment ça ?

 Ben… à combien le point ?

 Tu rigoles ! On ne joue rien. Juste pour le plaisir du jeu… D’ailleurs, c’est fou ce que l’on peut découvrir sur une personne en la regardant jouer aux cartes. Il y a plein de choses à faire à ce sujet ».

Et au tournant du couloir, j’entends celui qui a révolutionné la généalogie et voué sa vie au partage des données, qui annonce de son éternel ton serein « atout carreau » !

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